La lune était haute dans le ciel lorsque Chastity se présenta dans le repaire qu'on lui avait indiqué. Elle était étonnée du temps qui avait passé entre le bal Spencer et la convocation qu'elle avait reçue. Et plus surprise encore de constater qu'ils n'avaient pas rendez-vous sous l'opéra, mais dans les souterrains de l'église St James.
Peut-être le Comte avait-il eu besoin de plus de temps que prévu pour rationnaliser ses pensées et éviter de la tuer sous l'impulsion ?

Bien sûr, pour lui rien n'était encore certain et il y avait fort à parier qu'il la perçoive comme une traîtresse opportuniste à l'heure qu'il était. Il devait même avoir préparé, dans le doute, de quoi l'éliminer de la plus créative des façons si l'examen revenait nul.

Mais la vampire était confiante. Son médecin ne pouvait pas lui avoir menti. Elle-même ne se sentait pas tout à fait comme à l'accoutumée. Quelque chose changeait en elle.
Et si tout ceci n'avait été qu'une chimère, qu'un complot ourdi pour l'éliminer, elle accepterait la sentence. Si elle avait été suffisamment idiote pour tomber dans un traquenard pareil, elle ne méritait de toute façon pas de vivre.

Lorsqu'elle pénétra dans les souterrains, elle s'inclina bien bas devant ses hôtes. Elle sentait leurs regards méfiants, inquisiteurs. Qui auraient pu les blâmer ? Elle-même n'en revenait toujours pas. Après la révérence d'usage, elle se redressa. Aujourd'hui, elle ne portait pas de robe à la mode, elle n'était pas apprêtée ni coiffée. Elle se présentait le plus simplement du monde, cheveux tressés négligemment rabattus sur l'épaule. Elle portait une lourde cape de velours bleu nuit, sous laquelle apparaissaient les pans d'une chemise de nuit longue en gaze de coton blanc. Malgré cette simplicité, elle restait fière et conservait son maintien. Chastity savait qu'elle était belle, peu importe ce qu'elle avait sur le dos.

Sentant la confusion chez les vampires, elle lâcha un léger rire et répondit à la question que personne n'avait ouvertement posé.

- Pardonnez ma mise. Cependant, vous comprendrez que si je dois être charcutée ce soir, je préfère y laisser une chemise plutôt qu'une de mes robes.

Elle s'avança ensuite silencieusement dans les couloirs où on la dirigeait, conservant un calme olympien. Enfin, elle déboucha dans une salle étonnamment froide, au centre de laquelle se tenait une table d'opération munie de sangles et d'un dossier rabattable. La Vampire frissonna. A côté se tenait le Comte. Elle l'avait connu bien plus chaleureux et essaya de ne pas en faire cas. Cependant, pour une raison qui lui échappait, lire aussi ouvertement la méfiance sur son visage la blessait.

Humblement, sans trop s'approcher, elle effectua une révérence plus longue, courbant l'échine.

- Milord, pardonnez-moi de vous obliger à assister à cela. Je me soumet à votre jugement et à ce que vous estimerez bon de faire au regard des informations que l'on vous apportera.

La voix de Chastity était d'une neutralité absolue. Elle redoutait d'avance cette table, non pas par peur du résultat, mais à cause de la position dominée qu'elle appelait. Après 300 ans, elle retombait à nouveau dans la posture vulnérable du cobaye. Soudain, ce fut comme si elle se revoyait dans cette sordide cave, quelque part au seizième siècle.

Menton relevé, yeux brillants, elle laissa tomber son manteau pour se révéler dans sa simple chemise. D'elle-même, elle s'installa sur la table, se raidissant à son contact, en refusant l'aide qu'on lui proposait. Ce fut également elle qui remonta doucement sa jupe pour permettre l'examen. Elle se laissa enfin attacher, en essayant de calmer son rythme cardiaque. Elle ne se sentait soudainement plus du tout à l'aise.

Il fallait pourtant garder la face.

Alors, la jeune femme regarda le plafond, pour ne pas avoir à croiser les yeux du Comte, feignit un sourire narquois et lâcha d'une voix qu'elle voulait badine :


- Commençons, voulez-vous ?

Chastity trouva le temps excessivement long sur cette table d'opération. Elle trouva cependant que le Comte était bien moins froid et tendu que ce à quoi elle se serait attendu. Il semblait presque compatissant, alors qu'elle se soumettait à l'examen du docteur Fortunato. Lorsqu'il plaça une main sur son épaule, elle lui sourit avec l'air le plus décontracté qu'elle réussit à produire.

L'examen magique ne lui causa que quelques pîcotements inconfortables qui lui donnaient une folle envie de se gratter. Quand à l'examen physique, il lui rappela les riches heures de sa carrière de prostituée, lorsqu'elle se soumettait aux visites médicales obligatoires. Elle avait oublié à quel point il était désagréable d'avoir un homme en train de fourailler dans votre intimité avec des gestes aussi vifs et chirurgicaux.
Elle repensa également que, fut un temps, cette science était une science de femme, délaissée par les médecins qui la considéraient comme mineures... Quand exactement avaient-ils décidé d'en prendre le contrôle ? Quand avaient-elles perdu la main sur cette partie de leur santé ? Elle ne le savait plus.

Au bout d'un certain temps, le Comte sortit, la laissant seule avec le médecin qui terminait ses opérations. Alors qu'il la libérait de ses chaînes, il lui souffla à l'oreille quelque chose qui la bouleversa encore davantage.

Deux.

Ce n'était pas un, mais deux héritiers du Comte qu'elle allait mettre au monde dans l'année qui arrivait. Toute bouleversée par cette annonce, elle se laissa totalement faire dans les bras du Comte, ne cachant rien, pas même qu'il s'agissait de jumeaux. Mais, dans sa précipitation à confirmer une bonne foi pour toute sa paternité, peut-être passa-t-il à côté de cette information. Il ne lui en reparla pas, aussi n'en sut-elle rien.

Lorsqu'enfin, toute la vérité fut enfin établie une bonne fois pour toute, Chastity poussa un long soupir de soulagement alors qu'elle vacillait dans les bras du Comte, posant ses mains fébriles sur son dos puissant. Même si elle savait depuis longtemps, cette nuit achevait de confirmer qu'elle n'était pas folle. Qu'elle était maintenant porteuse de la progéniture du plus puissant Vampire de Londres. Et si son statut allait indéniablement changer suite à cela, elle n'était pas certaine que ce soit en bien.

Elle était déjà haïe pour être une Vampire incomplète, une aberration. Et cette fois-là, elle avait repoussé l'interdit encore plus loin. Trop loin. Tous les deux avaient dépassé la limite ultime de leur race et réussi à procréer. Le résultat de cette union était littéralement inconcevable. Miracle pour certains, abomination à éliminer d'urgence pour d'autres, sujet d'étude de premier ordre pour quelques marginaux... Elle allait se retrouver au centre de jeux de pouvoirs dont elle n'était pas certaine de se tirer vivante, d'autant plus qu'elle irait probablement en s'affaiblissant au fil des prochains mois.

L'émotion fit rouler quelques larmes silencieuses sur les joues de la jeune femme, qu'elle essuya avec élégance en tâchant de reprendre contenance. Doucement, elle déglutit et fixa ses yeux d'ambre dans ceux, brumeux, du Comte.

- Et maintenant... Que va-t-il advenir de moi ?

Bien sûr, elle n'était pas inactive et avait déjà élaboré plusieurs stratégies qui lui permettraient de s'éloigner des regards des mondains ainsi que de ses rivaux, sans mettre en danger sa vie ou celle de son entreprise. Cependant, le grand Vampire pouvait lui aussi avoir quelques idées concernant son avenir.

- Jiromaru, nous savons tous les deux que si l'information de ma grossesse vient à être connue, il ne se passera pas deux minutes avant que Londres toute entière ne me prenne en chasse. La Camarilla et le Sabbat ont déjà toutes les raisons de m'abattre, les Hunters ne voudront certainement pas d'un bambin conçu par deux Vampires, quant aux opportunistes et ennemis marginaux, ils pourraient être capables de tout.

Elle soupira et lissa les plis de sa chemise de nuit d'un air soucieux.

- Si je disparais neuf mois sans explications, ce sera trop suspect aux yeux de mon entourage humain. Il ne faudra pas longtemps aux vieilles chouettes de la gentry anglaise pour flairer ce que je cache. Sans époux à mon bras, ce sera le scandale assuré et la chute de mon entreprise. Je ne peux pas perdre cette façade.

Elle mordilla sa lèvre en réfléchissant ardemment. Son doigt agile s'enroula autour d'une de ses boucles rousses alors que son autre main, inconsciemment, s'était posée sur son ventre.

- Je pourrais suggérer un séjour à l'étranger ou en cure thermale... Après tout, ils pensent que je souffre d'un mal lié au soleil, ce ne serait pas si étonnant. Mais si ma destination est officialisée, je ne doute pas d'avoir des chasseurs à mes trousses.

Elle soupira, marqua une pause, puis le regarda à nouveau.

- Dans l'attente de cette nuit, j'ai écumé mon réseau, à la recherche d'une cachette potentielle qui me permette de vivre normalement mais cachée, tout en continuant à maintenir mon entreprise à flots. Mais je tenais à connaître tes options avant. Après tout, maintenant, nous sommes deux à devoir décider de l'avenir.